En premier lieu, le Bouddha a enseigné la recherche de l’espace qui permet d’accéder à soi-même et de s’entraîner à percevoir sa propre nature de Bouddha. Ainsi se crée une habitude qui peu à peu remplace l’ancienne habitude dans laquelle nous n’avions pas assez d’espace. Cela ne veut pas dire que nous sommes différents ou que notre comportement est modifié d’une façon radicale, car nous vivons de la même manière. Mais, au lieu de manquer d’espace, notre capacité de regard et de conscience s’accroît.
Méditer
Mais avant de créer cet espace, il est nécessaire d’entraîner l’esprit. Il existe un moyen pour cela : la méditation, fondement de la découverte de soi-même. Méditer en tibétain se dit Gom, qui signifie » très stable », ce qui ne veut pas dire créer quelque chose d’artificiel ou travailler avec son imagination, mais au contraire s’établir dans un état naturel où les qualités sont présentes, sans rien changer, en demeurant tel quel. Dans cet état, on ne porte aucun jugement sur ce qui se manifeste ; on demeure simplement présent. C’est un état naturel, mais très difficile à retrouver et dans lequel il n’est pas facile de demeurer, car pensées et concepts s’élèvent sans cesse. Il faut se rendre compte que l’idée qui émerge dans l’esprit est un mouvement naturel de l’esprit ; mais si l’on crée artificiellement cette idée, on s’éloigne de cet état naturel de détente. C’est une chose à laquelle il faut veiller, sans empêcher les pensées d’émerger, car cette émergence n’est pas en soi négative : le tout est de prendre conscience de ce mouvement.
On essaie de s’ouvrir à la nature de son esprit, sans porter de jugement. Quand apparaît une pensée ou dès qu’il y a le moindre changement dans l’esprit, on considère cela comme un mouvement naturel, sans juger : on prend simplement conscience du mécanisme qui se produit. Plus on prend conscience de l’idée et du concept élaboré à partir de l’idée, plus on a conscience de ce mécanisme, et plus on peut aller en profondeur afin de connaître véritablement tous les mécanismes de l’esprit.
Il existe des méthodes pour retrouver cet espace et prendre conscience de chaque instant que l’on vit, de chaque mouvement et chaque vague de l’esprit. Quels que soient les noms donnés aux différents types de méditation, ils permettent d’établir un état de calme dans lequel l’esprit est parfaitement clair, lucide et apaisé. On s’aperçoit qu’une très forte « énergie » est présente dans cet état, qui diffère de l’état de calme ordinaire. Un état ordinaire de calme et de détente nous conduit plut ôta la torpeur et au sommeil, ou nous emporte dans des rêveries. Là, il s’agit d’un état de calme qui est véritablement le calme de la présence. Ce n’est pas quelque chose que l’on crée, le potentiel est déjà là et on le retrouve de façon naturelle : on le laisse émerger et on en prend conscience.
Les émotions à deux faces
Le fait de s’établir dans un état de calme permet également de percevoir l’activité ordinairement relative de l’esprit : nous nous comportons de façon inappropriée, en détournant les qualités présentes en notre esprit. Lorsqu’on médite et qu’on est véritablement ouvert et apaisé, on peut se rendre compte des qualités présentes en soi et de cette énergie dont on parlait précédemment. On voit aussi comment cette énergie est en fait totalement ligotée et transformée par le désir et l’attachement, par l’idée qu’on a de soi-même, par les émotions perturbatrices, par la séparation qu’on établit entre soi et autrui. Lorsqu’on parle de l’orgueil, il ne s’agit pas uniquement de l’orgueil manifeste, mais de quelque chose de beaucoup plus subtil et difficile à percevoir. On peut aussi examiner la jalousie, qui n’est pas nécessairement ce qui se manifeste en tant que jalousie dans notre vocabulaire ordinaire. Là encore, cela peut être beaucoup plus subtil : on parvient à prendre conscience des racines de ce qui peut être surviendra sous la forme de la jalousie. Lorsqu’on regarde un arbre, on se dit que c’est un arbre. Lorsqu’on regarde une racine, on n’a pas forcément l’idée de l’arbre dans tous ses détails, et pourtant c’est de la racine que procède l’arbre. Et si nous regardons notre esprit avec attention, nous y découvrons les racines qui sont la source d’émotions conflictuelles telle que la jalousie.
Il ne faut pas oublier que ces racines sont également source de qualités, car l’énergie de l’esprit qui se manifeste ordinairement sous forme d’émotions conflictuelles possède aussi un aspect de sagesse. L’émotion est ordinairement source de conflit ou de confusion, mais une fois reconnue, elle acquiert une dimension de sagesse. Il est très important d’avoir toujours présente à l’esprit cette double potentialité des choses. Une émotion n’est pas forcément quelque chose de négatif, car elle possède un aspect qui est au-delà de l’émotion ordinaire : c’est l’aspect de sagesse. Lorsque l’esprit est clair, il n’est plus nécessaire de passer son temps ainsi à tout examiner, car les choses deviennent évidentes.
Méditation non – artificielle
Pour pratiquer la méditation, l’esprit doit être libre de toute attente. Il ne faut pas vouloir méditer pour obtenir telle ou telle chose. Trop souvent, lorsque nous entreprenons quelque chose, nous en attendons un résultat ; or le simple fait d’attendre ce résultat alimente encore davantage le flot des pensées. Dans la méditation, il s’agit de s’établir dans un état naturel sans attendre quoi que ce soit. Il ne faut pas non plus qu’il y ait de doutes quant à ce que l’on entreprend. Ne pas avoir de doutes signifie ne pas porter de jugement sur ce que l’on fait, ne pas chercher à savoir si l’on est en train de bien faire ou de mal faire, etc. et demeurer dans un état entièrement naturel. Dès lors, l’esprit s’apaise et s’éclaircit de lui-même, sans qu’il n’y ait rien à faire.
Nous avons des idées sur tout, même sur la méditation. Si tel est le cas, nous risquons de tomber dans l’extrême qui consiste à porter un jugement et à vouloir corriger ce nous sommes en train de faire. Et, au lieu de nous ouvrir à un état naturel, nous créons quelque chose d’artificiel. La méditation doit naître naturellement sans que nous portions de jugement, sans que nous attendions quoi que ce soit. Tout doit être accepté, tout doit être équilibré ; on demeure parfaitement équanime vis-à-vis de tout ce qui se passe, développant simplement la conscience, instant par instant, de ce qui se manifeste dans l’esprit. Tel est ce qu’on nomme Gom en tibétain.
Il ne faut pas non plus se figer ou se bloquer sur quoi que ce soit. Si l’on attache un chien à un poteau, infailliblement le chien voudra s’en aller, car il est attaché. Si j’on force l’esprit à demeurer stable, en le ligotant et le maintenant à toute force dans cet état de stabilité, il voudra partir à droite et à gauche, ce qui créera des tensions. Si, par contre, on n’oblige pas le chien ou l’esprit à rester là, aucun problème ne se pose : l’esprit n’a plus tendance à fuir quelque chose qu’on veut lui imposer. Tout se passe de façon détendue, et l’esprit s’établit dans son état naturel sans aucune tension. Il faut donc être très attentif à ne pas s’enfermer dans des contraintes. Au niveau du corps, de la parole et de l’esprit, tout doit se faire une très grande détente.
Le remède aux émotions
Les émotions perturbatrices présentes dans l’esprit conduisent à des comportements incorrects si nous n ‘y prenons pas garde. Pour progresser, il importe de connaître la racine des choses et de savoir ce qui nous pousse inconsciemment à agir. Il faut reconnaître la présence très forte de la saisie égocentrique, celle de l’orgueil qui se manifeste en toutes sortes de circonstances, ainsi que celle de la jalousie. Nous devons nous méfier des petites choses qui nous paraissent infimes, mais qui ont pourtant une très grande portée quant au résultat : parfois des circonstances minimes induisent des résultats très rapides et qui font boule de neige.
On doit développer la bodhicitta, et c’est pour cette raison qu’il faut s’entraîner à se tourner vers autrui. De plus, la bodhicitta est un remède à toutes les actions entreprises sous l’influence de l’orgueil ou de la jalousie. Orgueil et jalousie sont souvent présents de façon très subtile, sans qu’on en ait conscience. Si l’on n’y prête pas attention, cela peut créer beaucoup d’obstacles, car c’est ce qui va interférer entre l’attitude, la motivation première et l’action. On peut très bien vouloir agir de façon altruiste et, inconsciemment, de façon sournoise, se retrouver sous l’influence de l’orgueil et de la jalousie. Finalement, notre action sera différente de ce qui nous animait au départ. Si l’on parvient à prendre conscience de ce genre de mécanisme, il se produira de moins en moins souvent. On ne se laissera plus emporter facilement. Nos actes seront de moins en moins teintés d’orgueil ou de jalousie.
C’est un entraînement progressif de l’esprit. Chaque circonstance nous donne la possibilité de comprendre comment ce mécanisme subtil peut interférer entre une attitude correcte et une action qu’on voudrait vraie.
L’aspect subtil des émotions
Ces choses très fines sont difficiles à voir. Lorsqu’on reçoit des enseignements, il est facile de voir les choses grossières et de tenter d’y remédier. Mais ce sont les choses les plus infimes qui risquent de devenir des obstacles à la longue, car on est tenté de se dire qu’elles sont sans importance et de ne pas chercher à les voir. Ces petites choses induisent des comportements erronés, qui induisent à leur tour des habitudes erronées dont il est difficile de se défaire. De temps en temps, on rencontre des petites choses qu’on n’aime pas et qui font naître en nous l’insatisfaction ou la colère. On tombe alors dans un état de critique : on critique ses voisins, ses proches, ses amis, etc. Un certain plaisir à critiquer s’élève. Cette joie devient une habitude qui ne semble pas trop grave ni trop importante.
Pourtant, c’est important ! Il faut déceler la racine de ce comportement, la cause de ce petit plaisir à critiquer. On s’aperçoit alors qu’il s’agit d’un jeu très subtil de la jalousie. On critique quelqu’un parce qu’on en est jaloux, et plutôt que de s’avouer cette jalousie et de tomber dans l’aversion directe, plutôt que d’essayer de nuire à cette personne, on bascule dans l’insatisfaction contrebalancée par un certain plaisir à critiquer. Il est donc très important de voir la racine de tout ce processus, sinon nous versons dans la critique permanente sans avoir conscience de la jalousie qui se cache derrière, risquant ainsi d’adopter des habitudes négatives qui s’amplifieront et nous paraîtront naturelles. A la fin, nous ne voyons même plus que nous sommes constamment en train de critiquer.
Si on veut développer l’amour et la compassion, il faut veiller à ce que cet amour et cette compassion soient équanimes et se déploient vraiment envers tous les êtres, sans qu’il y ait la moindre distinction de niveau ou de type d’êtres. Nous nous montrons souvent condescendants envers ceux que nous considérons comme inférieurs et ne voulons pas tourner notre esprit vers les êtres qui nous sont supérieurs. C’est une attitude incorrecte. Il faut vraiment développer l’amour et la compassion sans qu’il y ait la moindre trace de jalousie ou d’impureté, c’est-à-dire de façon équanime envers tous.
Utiliser les erreurs du passé
A regarder tout en détails, ne risque-t-on pas de passer son temps tourné vers soi-même ? En fait, il ne s’agit pas d’être obnubilé par ses propres actions et ses propres pensées. Il y a deux manières d’être conscient. Soit on regarde et analyse le moindre geste, la moindre pensée afin de voir s’ils sont en accord avec ce qu’on devrait penser. Cette situation n’est pas confortable, et ce n’est pas le type de comportement souhaité. L’autre manière consiste à se montrer simplement attentif aux pensées et à veiller à ne pas agir de façon insensée. On regarde le passé pour en tirer des leçons ; cela nous sert d’encouragement. Ainsi, au lieu d’être obnubilés par nous-mêmes, nous devenons conscients et attentifs dans la détente, ce qui nous aide à modifier les empreintes dans l’esprit. Si l’on se rend compte qu’on s’est comporté de façon erronée dans le passé, il n’est pas question de passer sa vie à le regretter, mais d’utiliser cette erreur en la transformant en quelque chose de bénéfique. Cette erreur était due au fait qu’à l’époque nous étions dans une situation où nous n’avions pas conscience des choses et donc agissions par ignorance, inconscience insouciance. A partir du moment où nous en prenons conscience, elle devient bénéfique, puisque, forts de cette nouvelle compréhension, nous pouvons modifier notre comportement actuel. Ainsi, plutôt que de traîner derrière soi toutes sortes de regrets, on est heureux de voir les erreurs commises dans le passé car on s’en sert comme d’un outil de transformation et de changement. Le souvenir des leçons passé nous aide à développer une prise de conscience basée sur l’expérience directe. Notre esprit est ainsi plus détendu et, sans se culpabiliser, utilise ses expériences de façon positive afin de progresser. Beaucoup de choses traînent dans notre esprit, en particulier des idées toutes faites. Si l’esprit est lucide et détendu, s’il se tourne vers le positif sans éprouver de culpabilité à cause des erreurs du passé, l’angoisse, l’amertume et l’insatisfaction permanente se dissolvent.
Vigilance : source d’harmonie
Il est bien sûr illusoire de croire qu’on va supprimer tout désir ou se détourner de toute forme d’attachement. C’est un état qui est normal. On ne prétend pas ne plus avoir de désir ou ne plus avoir d’attachement. L’important est d’accepter qu’ils soient là et de prendre conscience de leur présence. Il en va de même pour la jalousie et l’orgueil. Ces émotions sont présentes en nous de toutes façons. La seule chose que nous puissions faire est de réaliser leur présence, car ainsi nous ne nous laissons plus emporter et ne tombons plus aussi facilement sous leur emprise. Les résultats de nos actions deviennent alors bénéfiques. Les trois émotions – orgueil, jalousie et désir – sont ordinairement présentes dans nos rapports quotidiens, que ce soit en famille ou avec des amis. Ce sont des valeurs très subtiles qui entrent puissamment en ligne de compte dans les rapports parents-enfants ou hommes-femmes, etc. Il a toujours un profond attachement et des traces de jalousie, et si l’on n’y prend pas garde, les émotions s’accumulent, et de cette accumulation découlent des situation délicates et difficiles à résoudre. Si l’on a conscience des émotions perturbatrices, on peut éviter de tomber dans de telles situations. Nous ne sommes plus sous leur emprise directe et les circonstances deviennent plus harmonieuses ; nous somme~ plus ouverts et plus à même d’accepter ce qui auparavant nous heurtait. Et cela se passe à tous les niveaux, que ce soit dans le contexte familial ou dans un contexte plus large. Cette prise de conscience est source d’harmonie et d’ouverture.
Conclusion
Tout ce qui a été dit jusqu’à maintenant sur l’amour et la compassion, etc. est facile à comprendre, mais difficile à mettre en pratique si d’entrée de jeu on veut que cela se passe de façon parfaite. Et constater qu’on n’y arrive pas est décourageant. Il faut donc y aller progressivement. En toutes circonstances, il faut développer l’attention et d’abord prendre conscience de ses émotions avant de vouloir s’en libérer ; ainsi, peu à peu, on apprend à modifier son comportement. Une habitude de vigilance se crée et les choses se font plus facilement, C’est un peu comme lorsqu’on apprend à conduire une voiture. Au début, on est très concentré et complètement tendu. Au fur et à mesure de l’habitude, les choses se simplifient, les difficultés sont surmontées et s’apaisent d’elles-mêmes. Ensuite, on monte dans sa voiture et on se met à rouler sans appréhension. Tout ce qui nous semblait insurmontable au départ se met en place par la force de l’habitude. Dans le cas de l’entraînement de l’esprit, c’est exactement la même chose. Il faut progresser étape par étape, être vigilant quant aux circonstances et aux actes de notre vie et essayer de développer la prise de conscience de nos actions. Dès lors, naturellement et graduellement, de nouvelles habitudes se constituent. On s’aperçoit ensuite qu’on agit dans un sens correct. Il ne faut donc pas se décourager si parfois on n’arrive pas à surmonter tel ou tel obstacle, mais voir que le fait d’en constater la présence et d’en prendre vraiment conscience est le moyen qui nous permettra de le surmonter. Plutôt que de perdre courage, il faut se souvenir que, peu à peu, à force de modifications très légères, une habitude nouvelle s’installera dans notre esprit. Et c’est grâce à l’habitude, grâce à cette répétition, que l’esprit s’entraîne et peut véritablement progresser.
Jigmé Rinpoché